Réflexions d’un jeune cartier

à Agnès Kappler et Pablo Robledo

 

Pendant ma jeunesse, en tant qu’aspirant cartier ou faiseur de cartes, il a été nécessaire d’être autodidacte. Car il existait autrefois une sorte d’apprentissage chez les fabricants de cartes où l’on apprenait le métier auprès d’un maître. Les seuls artisans qui fabriquent traditionnellement des cartes sont peu nombreux dans le temps imparti. Ceux que je connais le sont : Jean-Claude Flornoy (France), Agnès Kappler (France), Bertrand Saint-Guillain (France), Sullivan Hismans (Belgique) et Pablo Robledo (Argentine). Grâce à certains artisans, j’ai appris l’existence d’articles comme celui de “Cartier” dans la célèbre Encyclopédie méthodique. Arts et métiers mécaniques de Dennis Diderot, t. 2, qui détaille le processus et les méthodes qui y sont utilisés car ils correspondent à une certaine période de temps, ainsi que six planches illustrant l’atelier et les outils nécessaires.

 

Bien sûr, je parle de manière générale quand je dis traditionnel. Au fil du temps, la fabrication des cartes a fait appel à des méthodes qui ont non seulement différé mais aussi évolué jusqu’à l’ère moderne. Cela inclut, mais ne se limite pas à : la fabrication de carton, la fabrication de colle, la peinture à la main, la dorure, la gravure, la peinture au pochoir, etc. Tous les artisans mentionnés utilisent certaines de ces méthodes, voire la plupart d’entre elles.

 

Avec l’industrialisation de la fabrication de cartes, ces anciennes méthodes ont été progressivement remplacées jusqu’à ce que l’ensemble du processus soit plus ou moins mécanisé. Mon intention générale ici est de donner un contexte, de même que mon intention n’est pas de condamner la carte à jouer moderne. Il s’agit plutôt de rendre hommage à ceux qui utiliseraient les méthodes traditionnelles et aux découvertes qui attendent une telle poursuite. Bien que, ne vous y trompez pas, beaucoup de ces artisans utilisent certaines méthodes modernes pour faciliter leur travail. Autrefois, il aurait fallu qu’un groupe d’ouvriers spécialisés (travaillant sous la direction d’un maître cartier) réalise un jeu de cartes artisanal, ce qui aujourd’hui prend souvent un artisan solitaire entreprenant les tâches de plusieurs. Néanmoins, cela marque un retour à la fabrication traditionnelle de cartes, des cartes faites à la main.

 

Ces artisans, comme leurs homologues plus anciens, sont à juste titre appelés “cartiers”. Beaucoup d’entre eux fabriquent des cartes à jouer, souvent en se spécialisant dans divers jeux de tarot. Les débuts du tarot, bien que souvent oubliés, dans le sens d’un jeu de cartes à jouer, ont trouvé leur sens occulte ou “caché” quelque peu discutable après la publication de deux mémoires d’Antoine Court de Gébelin et de Louis-Raphaël-Lucrèce de Fayolle, comte de Mellet dans Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne , t. 8, en 1781. Après cette publication, une série sans précédent de littérature française, principalement consacrée à l’imagerie occulte du tarot, commence à voir le jour avec des personnages tels que Jean-Baptiste Alliette (Etteilla), Alphonse Louis Constant (Éliphas Lévi Zahed) et Gérard Anaclet Vincent Encausse (Papus). Ces auteurs toujours soucieux de l’imagerie de ces cartes à jouer ont négligé l’ensemble de l’art caché à la vue de tous par la pièce. C’est-à-dire les découvertes à faire dans l’art de la carte.

 

Bien que personnellement je ne réfute pas les interprétations précédentes déterminant les

nombreuses significations de l’imagerie du tarot, je m’attache à certaines découvertes que l’on trouve dans la fabrication des cartes à jouer. Je dis cartes à jouer, parce qu’on ne trouve pas la construction des cartes de tarot en la traquant comme un critère en soi. Les jeux de tarot ont été fabriqués comme des cartes à jouer par les cartiers. Leur fabrication sous cet aspect, je souscris aux explications de Fulcanelli sur les cathédrales françaises dans son ouvrage Le Mystère des cathédrales.

 

Quand on regarde sa cabale phonétique , souvent comprise comme la langue des oiseaux, on voit les cartes se révéler dans les significations cachées que l’émerveillement de la langue française permet grâce à sa phonétique. Lorsque Fulcanelli prend son principal exemple d’ art goth(ique) pour expliquer le sens caché de l’ argot , et d’autres liens dans l’ argonaute , on commence à voir que les mélanges des influences judéo-chrétiennes et païennes se rendent compréhensibles. C’est ainsi que l’imagerie du tarot peut être comprise dans les subtilités de ses influences que l’on retrouve souvent dans les reliefs des cathédrales gothiques et des fresques. Mais d’abord, il faut comprendre sa fabrication.

 

Nous commençons principalement par l’ atout , qui est tout simplement à tout , aussi appelé arcane majeure ou triomphe . C’est le macrocosme de toutes les choses dont toutes font partie. Dans un sens plus général, nous arrivons au terme exotérique carte , que les initiés du tarot appellent la lame (son terme plus ésotérique). Il est rendu possible de le comprendre par la connaissance des papiers artisanaux utilisés pour fabriquer les cartes à jouer. Les trois types de papier utilisés pour la fabrication des cartes à jouer forment le carton qui est une carte à jouer.

 

Les types de papier utilisés vont du recto au verso :

 

I   Papier cartier

II   Papier à la main/ Main-brune / Étresse

III   Papier au pot

 

Diderot explique à propos de la couche intermédiaire, appelée papier à la main ou main-brune ou étresse :

 

MAIN-BRUNE ; sorte de papier fabriqué avec une pâte grise, et qu’on emploie pour faire l’âme des cartes à jouer. La pâte en doit être bien triturée et exempte de pâtons, afin qu’ils ne nuisent pas au lissage égal des cartes. Outre cela la main-brune , pour donner une certaine fermeté aux cartes, doit être bien collée ; ce qui est facile, parce que ces sortes de pâtes prennent aisément la colle.

 

C’est exactement l’âme qui nous préoccupe ici car on entend la lame . Donc, dire que l’âme de la lame est l’âme.

 

Par tâtonnements personnels, c’est cette même couche qui fait que l’image au recto de la

carte n’est pas visible à l’oeil nu lorsqu’elle est exposée à la lumière. Elle donne un sens trèsarcane au majeur et réconcilie la lame avec lui-même. La carte a donc une anatomie à la fois physique et spirituelle, et c’est le spirituel qui la soutient et lui donne sa fermeté. Le papier au pot constitue le dos uniforme de la carte qui rassemble les atouts en un seul jeu, et le papier cartier est le visage qui contient la personnalité de chaque carte qui en est l’image.

 

Bien sûr, quand on parle de spirituel, on parle de vie intérieure, et la vie d’une carte à jouer est extérieure. Nous passons ensuite à la carte à jouer elle-même en tant que symbole dont son image est une partie et non le tout, et à sa fabrication en tant que processus symbolique de création. L’art de la fabrication des cartes à jouer peut être comparé à tout art qui consiste à créer une imitation de la nature. Après avoir donné à la carte une âme, un corps et une personnalité, nous en avons fait un être anthropomorphe. Cette imitation de la carte en tant qu’anthropomorphe doit être considérée comme le Miroir de l’Art , et c’est ainsi que nous en sommes venus à constater que seule l’indication de la nature peut nous instruire. On doit être vis-à-vis de la personnalité de la carte, qui est assimilée à la sienne.

 

C’est le caractère artisanal de la fabrication de la carte qui la rend naturelle, ou de la nature. Si l’on prend tout cela dans un sens d’ analogie cérébrale, il faut aussi se rappeler que l’être cérébral est analogique ou organique, et que le préfixe ana- signifie “contre” tandis que la logique s’explique d’elle-même. Dans le Traité d’alpinisme analogique de René Daumal, il définit ainsi les principaux termes de son traité : “L’alpinisme est l’art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence. On appelle ici art l’accomplissement d’un savoir dans une action”. C’est ce qui guide l’artisan dans la fabrication de ses cartes à la main . Nous rappelons également le terme d’ étresse , c’est-à-dire de détresse . C’est la souffrance dans une action qui guide le cartier vers la connaissance par l’action elle-même. On retrouve cela dans la longueur du processus de fabrication artisanale des cartes. Étant donné que la première action d’un cartier est d’amasser les papiers (dont on compte l’ étresse ) à coller sous la presse, ce point est pertinent pour signifier les difficultés qu’un cartier rencontrera dans son processus.

 

Or, si l’on regarde les dimensions d’une carte dans l’espace, on constate que c’est une structure tridimensionnelle comme celle des cathédrales françaises elles-mêmes. Une véritable oeuvre d’art, facilement écartée dans sa construction. Elle a une longueur, une hauteur et une profondeur, tandis que ses images ont une présence bidimensionnelle pour le spectateur, celle de la longueur et de la hauteur. Si l’on s’intéresse ensuite à l’imagerie et à sa personnalité, après avoir pris en compte tout ce que j’ai dit, on peut séparer le brut du subtil et enlever la longueur pour rester avec la hauteur. En faisant cela, on comprend que ce qui est dessus est aussi dessous. Si l’on y parvient, il n’est pas difficile de comprendre ce qu’est un espace vide et son occupation. Et ce cher lecteur ou chère lectrice est la fabrication d’un triomphe.

 

d’Étienne-Gaspar Le Sauvage